Jacques le Fataliste peut-il être considéré comme une œuvre engagée ?
Attention à la notion d’engagement. Elle est anachronique pour Diderot puisqu’elle n’est théorisée qu’au XXème siècle, pour rendre compte du travail de toute une génération d’écrivains qui se servent de la littérature comme d’une arme politique : Camus, Malraux, Sartre… C’est ce dernier qui offre la définition la plus claire de l’écrivain engagé, notamment dans son essai « Qu’est-ce que la littérature ? » ou dans l’ouvrage théorique Situations. S’engager en littérature, c’est « faire en sorte que nul ne puisse ignorer le monde et s’en dire innocent », c’est-à-dire prendre position, par ses écrits, sur les grands problèmes contemporains, affirmer ses positions politiques ou sociales. Le souci du message devient plus important que celui de la forme : « quant à la beauté, elle vient par surcroît, quand elle peut », rajoute Sartre.
Diderot serait-il un précurseur de cette littérature engagée ? JF est-il un roman dont la préoccupation est avant tout sociale et politique ?
JF est tout d’abord politique car Diderot prend le parti d’ouvrir le roman à des sphères sociales qui, jusqu’ici, n’avaient pas le droit à une représentation artistique, ou n’apparaissaient que sous forme de caricatures.
- Diderot anticipe ainsi le projet balzacien de comédie humaine et c’est tout un monde varié, chamarré, qui prend place dans le roman : aristocratie bien sûr (des Arcis et Mme de la Pommeraye, le maître) mais aussi petit monde de la bourgeoisie et de l’artisanat, paysans… le roman offre une vision complète du royaume de France : le peuple est présent ; Jacques et son maître parcourent monde rural comme milieux plus urbains. Diderot accorde une place non négligeable aux laissés pour compte de la société du XVIIIème, ce qui répond déjà à un projet politique. Il se place sur ce point sur les traces des auteurs de roman comique du XVIIème siècles, Scarron et Sorel par exemple.
- ce qui frappe surtout, c’est la volonté de Diderot, suivant le souhait qu’il affiche fortement de « faire vrai » et non pas d’être « vraisemblable », de donner un image réaliste de ces sphères sociales qu’il met ici en scène. Il témoigne ainsi des difficultés du petit peuple à survivre, à une époque où les conditions d’existence s’avèrent complexes : les paysans ne peuvent accueillir Jacques car ils ont déjà du mal à subvenir à leurs besoins ; les enfants représentent autant de bouches à nourrir dont la conception doit être mûrement réfléchie ; ne reste au peuple qu’à travailler durement s’il veut échapper à la misère (à moins de se faire voleur, comme Mandrin ou Jacques, dans une des fins possibles suggérées par Diderot) : l’hôtesse est constamment dérangée par le rappel des tâches à mener quand elle entreprend le récit des amours de Mme de la Pommeraye et de des Arcis : la vie de ces derniers apparaît alors bien oisive en regard de l’activité du petit peuple, et les machinations amoureuses sont presque traitées ici comme un remède à l’ennui ou, du moins, une conséquence de cette oisiveté : on assiste ici à une légère dégradation du roman d’analyse psychologique, d’essence aristocratique, dont le modèle est constitué par la Princesse de Clèves de Madame de la Fayette.
- un exemple non négligeable de ces personnes à qui le roman accorde une place primordiale : les femmes. Elles acquièrent chez Diderot une dimension toute particulière, jusqu’à parfois étouffer les hommes : le récit de l’hôtesse parvient, exploit non négligeable, à réduire Jacques au silence ; la paysanne qui accueille Jacques est bien plus raisonnable que son mari qui ne pense qu’à l’amour sans se soucier des conséquences de ses actes. Peut-on faire de Diderot un féministe ? on sent bien chez l’auteur une certaine accointance avec un sexe qui jusqu’ici était resté « le sexe faible », malgré le développement des salons féminins à partir du XVIIème siècle. Diderot ne prend pas toutefois une défense inconditionnelle de la femme : elle a aussi ses défauts, comme Mme de la Pommeraye, avatar de la Merteuil des Liaisons dangereuses, certes fascinante mais aussi tyrannique et hypocrite. Diderot nous rappelle en fait, ce qui est déjà une revendication non négligeable à l’époque, que la femme est somme toute comparable à l’homme, vive quand il le faut, perverse à ses heures, parfois condamnable.
JF ne se contente pas de s’ouvrir à des milieux peu représentés dans le roman. Il fait aussi la satire ou la critique d’un certain nombre d’institutions, dans une veine volontiers polémique, proche de l’Ingénu de Voltaire, par exemple.
- critique de la justice : Diderot dénonce l’omniprésence des espions, la corruption des puissants ou la collusion entre les ordres ; le père Hudson se sert de ses appuis dans le monde de la justice pour faire arrêter Richard et son compagnon.
- critique de la religion également, très présente chez ce matérialiste athée qu’est Diderot (rappel : qu’est-ce qu’un matérialiste athée ? une personne qui explique le monde tel qu’il existe par des causes matérielles et exclut par la même la volonté divine pour justifier ce qui arrive). Là encore l’exemple du père Hudson est édifiant : Diderot critique moins la conduite de l’ecclésiastique, son goût des femmes d’autant plus excusable que le célibat imposé aux hommes et aux femmes d’église ne fait qu’attiser un fort naturel besoin amoureux, que son hypocrisie : prôner l’abstinence là où on ne la respecte pas soi-même ; refuser d’assumer ses actes et préférer faire condamner Richard pour monter plus vite en grade. Les religieux, de façon générale, sont des ambitieux ; le frère de Jacques lui-même, par ailleurs capable de vertu, se montre fort condamnable quand il falsifie des documents à des fins personnelles.
- la noblesse, enfin, ne sort pas indemne du roman. La nature des liens qui unissent Jacques et son maître est sur ce point intéressante. Attention au contresens cependant : certes, Jacques est bien plus vif que son maître, « automate » peu impliqué au début du roman. Diderot se garde bien toutefois de dresser un panégyrique du personnage du valet : Jacques, comme Sganarelle, peut se révéler bien peu conséquent ; il conte fort bien mais, par ailleurs, sa pensée est plus légère sur le plan philosophique : il répète les leçons de son capitaine sans discernement et peut parfois se tromper ou se contredire. Le maître, lui, évolue : sur le modèle de Jacques, il est capable de conter sa jeunesse et il s’humanise au fur et à mesure de l’histoire. Ne pas oublier que JF a été pris comme exemple par Hegel pour mettre en pace sa dialectique du maître et de l’esclave. Là encore, Diderot tend vers une sorte d’égalité : le maître et le serviteur représentent deux individus, tous deux perfectibles, et rien ne vient justifier les privilèges de l’un sur l’autre.
La forme adoptée par Diderot pour son roman peut enfin être qualifiée d’engagée. C’est l’idée qui sous-tend l’inventivité littéraire de l’auteur qui est ici intéressante : une revendication de liberté et une volonté de se détacher des conventions littéraires de l’époque.
- Diderot refuse en effet un certain nombre de règles du genre romanesque qu’il adopte : il se coule en fait dans une forme pour mieux la subvertir. refus des conventions de l’incipit ; importance de la digression qui en vient même à primer sur l’intrigue principale, comme pour mieux affirmer que ce qui est en marge, ce qui pourrait apparaître comme secondaire, a parfois plus d’intérêt que ce qui est au centre ; questionnement incessant du lecteur qui devient presque un personnage du roman… Diderot suit ici le modèle de Sterne mais l’ouvrage qu’il compose ne s’en signale pas moins par son originalité et son refus des normes.
- Didelot fait également souffler un vent de liberté sur le roman en l’ouvrant au plus grand nombre de registres possibles ; tous ont leur importance et sont nécessaires pour composer ce vaste ensemble qu’est JF. Nous avons ici le pendant littéraire de l’ouverture sociale effectuée par Diderot. Des registres nobles sont présents : le pathétique de l’évanouissement de la petite d’Aisnon ; le polémique des discussions philosophiques, mais ils s’équilibrent fort bien avec des registres moins élevés, qui ne leur cèdent pas en importance : comique des amours campagnardes de Jacques, du quiproquo à propos de la chienne Nicole… Comme dans une mosaïque, comme dans la société également, chaque pièce est importante. La forme adoptée transmet ici un message clair.
On était enfin en droit de discuter la notion d’engagement dont parle le sujet. Quelques pistes pour développer une partie à ce sujet :
- la littérature engagée cherche avant tout à faire passer un message politique. Ce serait réduire l’œuvre de Diderot que de penser que ce soit là l’unique but de ce roman : questionnement philosophique marqué, prétention littéraire nette, volonté aussi de divertir, par delà le message que cherche à faire passer Diderot.
- la littérature engagée impose souvent un message relativement clair (pensons aux pièces de Brecht par exemple). L’oeuvre de Diderot est également intéressante parce qu’elle suggère plus qu’elle n’impose ; elle amène à penser plus qu’elle n’arrête la pensée. Elle fait souvent place au doute, notamment sur un problème aussi important que la liberté, principe auquel Diderot ne semble pas vouloir renoncer même s’il est difficile de lui accorder une place nette dans le système matérialiste mis en place par l’auteur.
- on pouvait enfin minimiser la portée politique de cette œuvre : pas d’attaque directe du roi ; attention apportée au peuple mais pas vraiment d’appel à la révolte. l’œuvre de Diderot annonce 1789 mais elle n’est pas à proprement parler révolutionnaire.
Au final, JF n’est peut-être pas l’œuvre engagée qui correspondrait à la définition qu’en donne Sartre au XXème. Il n’en reste pas moins que nous avons affaire à un roman novateur et corrosif. On pourrait sans doute à ce titre lui appliquer, plus que le terme d’engagement, le concept de « carnavalesque » que théorise le critique russe Bakhtine pour rendre compte de l’œuvre de Rabelais, que Diderot évoque çà et là dans son ouvrage :
- place importante laissée au rire
- souffle de liberté qui souffle sur cette littérature
- renversement des rôles (lors de la fête des fous, les plus pauvres prennent le pouvoir), même si, comme on l’a vu, Diderot semble au final prôner une égalité entre les hommes, par delà leur classe sociale et leur sexe.
Quel rôle le cycle paysan jouet-il dans JF ?
Le cycle paysan = tout ce qui se passe à la campagne, le plus souvent relié à Jacques et à ses amours. Des épisodes périphériques, aux bornes du récit : le retour de la bataille de Fontenoy au début du livre et l’initiation amoureuse de Jacques à la fin. Peut-on aller jusqu’à inclure l’épisode de l’auberge ? Il se déroule à la campagne mais l’auberge sert de cadre à beaucoup de personnages qui ne sont pas en lien avec le cycle paysan (des Arcis, Richard, le maître…). De même, on peut hésiter à inclure les amours de Jacques et de Suzanne, qui se déroulent dans un château situé dans une petite ville : milieu plus urbain que rural…
Le cycle paysan permet tout d’abord de donner une épaisseur psychologique au personnage principal du roman, Jacques.
- c’est au cours des récits rétrospectifs de Jacques que les allusions au monde de la campagne prennent place. Le personnage, par ses discours, précise sa jeunesse et son passé se construit par petites touches. Il peut même expliquer ce qu’il est devenu en reprenant les étapes de sa jeunesse, ce qui donne un peu plus de vraisemblance au récit : c’est parce que son grand-père a voulu le bâillonner pendant son enfance qu’il est devenu si bavard. Jacques gagne ici en épaisseur ; son maître reste en revanche bien plus évanescent jusqu’à ce qu’il comprenne la leçon du serviteur et ne se mette lui aussi à raconter sa jeunesse.
- Jacques précise alors un certain nombre de traits marquants de sa personnalité, qui aident à compléter son portrait : gaieté du personnage, inconstance amoureuse et roublardise quand il se sert de la situation inconfortable de Bigre pour lui subtiliser sa compagne… Un portrait nuancé se met en place : un Jacques sympathique mais néanmoins capable de coups pendables, un personnage en tout cas profondément humain pour qui on sent bien que Diderot garde une certaine tendresse.
- le cycle campagnard permet enfin d’inscrire Jacques dans la lignée des picaros. Comme le Francion de Sorel, comme Lazario de Tormès c’est avant tout à la campagne qu’il se forme ; il y voyage et apprend ce qui en fait, au moment où s’ouvre le livre, un être déjà évolué : initiation amoureuse bien sûr mais aussi rencontre des voleurs qui permettra par ailleurs à jacques de se faire soigner par Suzanne.
Le cycle paysan est également important dans la composition du roman en ce qu’il joue un rôle de contrepoint par rapport à des scènes mettant en scène la bourgeoisie ou la noblesse.
- les paysans sont représentés dans leur réalité (cf. infra : problème de la famine, nécessité du travail) même si on ne peu pas vraiment parler de vision documentaire du monde rural qui se trouve ici réduit à quelques lieux caractéristiques (la grange, la maison, le bois, le moulin) et personnages-types. Diderot se détache néanmoins du monde purement factice de la pastorale en évoquant la réalité du monde rural.
- le cycle paysan se signale surtout par le ton plus badin que Diderot y adopte, un peu comme les scènes rurales de Don Giovanni, le mariage de Masetto et de Zerlina, se voient réserver un traitement musical plus léger dans l’opéra de Mozart. Le comique est présent dans les scènes décrites, et c’est dans ce cycle que Diderot se montre le plus proche de la tradition littéraire du fabliau, que Molière a par ailleurs illustrée dans des pièces comme George Dandin : comique de répétition dans l’initiation amoureuse de jacques qui se fait passer pour puceau auprès de trois femmes du village ; comique de situation du petit vicaire accroché à sa fourche pour avoir surpris le même Jacques dans les bras d’une femme mariée. la campagne est le lieu des cocufiages joyeux et jacques tire sans doute de son enfance à la campagne l’inspiration grivoise de la fable de la gaine et du coutelet.
- le cycle paysan joue donc un rôle de divertissement net. Il s’agit a priori de récit pur, que jacques raconte à l’envi ; la discussion philosophique semble exclue des épisodes évoqués qui donnent un caractère plaisant et contrastent avec des passages plus austères ou aux registres plus nobles.
Peut-on dès lors penser que le cycle paysan fonctionne comme une unité autonome coupé du reste du roman ? Il serait dans doute trop simple de penser que les épisodes de la jeunesse de Jacques ne soient introduits que pour divertir le lecteur. Ils reprennent en fait sur un mode mineur les thématiques développées dans le reste du roman et complètent la réflexion philosophique et politique qui y est menée.
- anticléricalisme marqué avec le ridicule de l’épisode du vicaire.
- thème de la supercherie : on trompe beaucoup à la campagne … comme on le fait à la ville, et le maître de jacques se retrouve aussi penaud au final que le Bigre dont se joue son serviteur. Jacques est un fieffé menteur et Diderot semble ici développer une réflexion sur l’être et le paraître qui traverse par ailleurs tout le roman.
- l’inconstance amoureuse est enfin au cœur de ce cycle. A la campagne, même si la famine sévit, on ne cesse de vouloir prendre du plaisir et les couples ne sont jamais tout à fait stables : Jacques s’en donne à cœur joie mais les femmes qu’il séduit sont bien souvent consentantes et ne sont pas dupes des mensonges du personnages, pas plus sans doute que leurs maris, qui préfèrent presque en rire, comme dans l’épisode du vicaire. On retrouve une caractéristique nettement développée dans le roman, et qui ne surprend guère chez le libertin qu’est en grande partie Diderot : inconstant le père Hudson, inconstant le marquis des Arcis, inconstants les paysans, à ceci près qu’à la campagne, le jeu amoureux est nettement moins complexe et sans doute nettement moins sophistiqué que dans la noblesse. C’est en tout cas un penchant net de la nature humaine qui Diderot met ici en avant.
Ton article m'a beaucoup aidé à comprendre la vision que Diderot avait des femmes de son époque, un grand pas en avant pour ma dissert ! Merci pour tout !
franchement l'article est super il m'a bien sauve de ma merde mdr merci !
merci beaucoup je suis tombée sur cet article par hasard et j'avais un DM à faire pour demain, je peux te dire que tu m'as été d'une aide tres tres precieuse lol gros bisous
salut je suis en TL et j'ai étudié quelques questions en cours: si cela t'intéresse je peux te passer les questions ainsi que les corigés.
Alalala tOn blOg me sauve il est génial, tout ce ke j'avais a faire comme recherche sur le guépard je l'ai trouver (contexte historik, biographie blabla,) alors merci d'avoir crée ce blog ^^
Mon blog
Ton article est trés intéresant, il m'a beaucoup aidé et je t'avoue qu'il me sauve un peu la mise. Cependant, je trouve qu'il est dommage que tu n'illustre pas assez tes analyses, j'aurai aimé pouvoir les identifier par rapport au texte
merci bcp pour cet article il m'a éclairci les idée et m'a bcp aider pou mon exposé
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Vive Jacques et son maître :))